Je suis assise dans le jardin de Claude Monet à Giverny. Les capucines envahissent les allées. On imagine le père de l’impressionnisme, longue barbe grisonnante, comme sur les photographies de Nadar, donnant d’une voix assurée des ordres aux jardiniers. Giverny, rêve d’artiste, utopie réalisée, interprétation impressionniste d’une estampe japonaise, ces ukiyo-e, images du monde flottant. Ici la végétation est si luxuriante qu’on voudrait parler de bosquet de géranium et la notion de massif de fleurs prend tout son sens. Jardin des paroxysmes où les nymphéas semblent plus épanouis que partout ailleurs et où les fleurs ne semblent jamais s’éteindre…Spectacle étonnant d’une nature perpétuellement renouvelée. C’est le pinceau qui a composé ce jardin-atelier où les essences s’harmonisent en fonction des couleurs complémentaires. Vert des feuillages. Tache rouge des pétales. Palette botanique. Monet lui-même ne vivait- il pas comme une fleur dans son jardin ? Matinal, sensible aux premières rosées et effets de brumes, vivant au rythme du soleil, contemplatif, je dirai même bouddhiste dans sa manière d’appréhender l’instant, cet instant qui jamais ne se reproduira et qu’il convient de saisir, vite, sur la toile car « anicha », tout passe.
On aurait tort de résumer l’impressionnisme à un art de surface, s’arrêtant aux ondes, aux ombres, aux raies de lumières. Monet connaît les travaux d’optique d’Eugène Chevreul, il les a parfaitement assimilés, au point de contempler semble t-il les choses de l’intérieur – vision intrinsèque qui rend son ami Georges Clemenceau admiratif : « l’acier de votre rayon visuel brise l’écorce des apparences et vous pénétrez la substance profonde pour la décomposer en des véhicules de lumière que vous recomposez au pinceau, afin de rétablir subtilement, au plus près de sa vigueur, sur nos surfaces rétiniennes, l’effet des sensations. »
On ne peut s’empêcher d’imaginer Monet dans son jardin, au bord du bassin, dressant le bilan de ces années consacrées à la peinture, son sacerdoce. Qu’est ce qui est important ? qu’est ce qui ne l’est pas ? A cette question que tout un chacun se pose au soir de la vie, Monet nous a donné sa réponse-testament : les nymphéas, rêverie picturale et poétique d’une ondine fin de siècle. C’est rien. L’eau, le vide, le flottement, le silence, la simplicité délicate de ces fleurs d’eau. Mais ce rien est tout, il est immense, il déborde du cadre qui nous remplit. Tout est important : les pétales, les ombres, l’eau bleutée ou franchement verte en fonction des lumières. Monet, esprit équanime contemple chaque chose dans sa beauté propre.
Quand je pense à Monet je pense à Van Gogh. Un autre esprit libre, indifférent à la critique. Deux hommes, deux styles, deux destinées. Mais deux amoureux du paysage, c’est certain. Éperdument épris de couleur.
Je suis debout dans la chambre de Van Gogh, celle qu’il louait à Auvers –sur –Oise, à l’auberge Ravoux. La seule lucarne de cette chambre exiguë donne sur un mur aveugle. Fenêtre ouverte sur un jardin intérieur ? cellule monacale s’il en est, mais Van Gogh ne s’était-il pas représenté le crâne rasé, comme un moine ? Du silence, du vide. Du gris. L’espace semble monochrome, atone, aphone. Mais c’est une surface qui ouvre la brèche à tous les possibles. Une chambre comme un tableau d’ardoise. Reste le morceau de craie.
Chez Van Gogh c’est le paysage tout entier qui est un jardin. Les couleurs sont plus acides, comme chez tous les esprits tourmentés. Les ciels violets. Les champs jaune vif. Scène avant l’orage, avant la tempête. Monet peint l’instant, Van Gogh le prévoit. Il peint l’avant. Avant le coup de vent. Avant le coup de sang. Avant qu’il ne soit trop tard.
Les toiles sèchent dans la petite chambre. Juste avant, Vincent a planté son chevalet au milieu de son jardin : champs de blé. Champs labourés. Toujours des champs dans son champ visuel. Van Gogh est un laboureur, les pieds sur la terre mais la tête dans les nuages. Ou plutôt vers les nuages : des ciels immenses comme chez les maîtres hollandais du XVIIIe siècle, de japonisants amandiers en fleurs, vus d’en bas, en contre-plongée, comme lorsque nouveau-nés nous contemplions le monde à l’envers, du fond de notre berceau.
Les nymphéas de Monet, vision d’une petite cantharide au-dessus de l’eau.
Les amandiers en fleur de Van Gogh, un regard d’enfant, émerveillé de la beauté du monde.
Lucie Héron http://www.guidemidi.fr link